©Sasha Onyshchenko
Critique de «Littérature du corps» par Aline Apostolska
Margie Gillis : Heureux qui comme Ulysse… Par Aline Apostolska
Au printemps dernier, présentant son solo Old, Margie Gillis affirmait que c’était le dernier, qu’elle ne monterait plus sur scène. La scène, pourtant, c’est son lieu, sa vie, sa rampe de lancement, depuis cinquante ans. Elle ne pouvait pas ne pas y revenir.
À 70 ans, qui serait sur scène et en solo de surcroît ? Qui, sinon elle, Margie Gillis, l’incontournable référence de la danse contemporaine québécoise, canadienne, nord-américaine, internationale ? Margie Gillis est une icône, un monstre sacré, comme on dit, et ce n’est pas mensonge, ni exagération. Elle aura révolutionné le genre du solo, pas après cinquante ans, mais bien dès le début sur les traces de son frère adoré, mort bien trop tôt, mais toujours présent. Heureusement, Margie Gillis n’a pas tenu promesse : Old était son dernier solo (peut-être…) mais pas son dernier spectacle, ni sa dernière prestation sur scène. Et quelle scène, celle du théâtre Maisonneuve grâce à Danse Danse, alors que Old a été présenté à l’Agora de la danse dans le magnifique Espace Danse dont Montréal est désormais doté…
Ainsi, la semaine dernière, elle présentait sa création pour seize magnifiques interprètes dans un programme double intitulé Littérature du corps. Histoire de rappeler qu’en tant que reine du solo, elle est aussi, même si plus rarement, une chorégraphe pour grands groupes, à l’opposé du solo. Et puis, finalement, elle les rejoint pour terminer le spectacle avec eux.
Littérature du corps, tant de plaisirs partagés. Intensité, intériorité, amplitude intérieure qui se déploie vers l’extérieur, le cœur et le corps en partage avec les spectateurs ; amplitude de la vision du monde, connexion à l’humanité avec laquelle on est en résonnance ; amplitude de la gestuelle, le singulier vocabulaire signé Margie Gillis, cette amplitude des bras, des jetés de jambes, des pulsions-propulsions, des circonvolutions, et tant d’énergique fluidité dans le corps devenu une onde, onde de désirs mais aussi onde de chocs. On retrouve toutes ses caractéristiques transmises aux interprètes, majoritairement des femmes.
Par cette littérature du corps, Margie Gillis la danseuse grande lectrice transmet ce que dit le corps avec son propre langage. Ici, elle parle de l’exil.
Exil loin de chez soi, quête, perte, dans des teintes minérales, des tentatives de rapprochement, une musique prégnante aux accents orientaux. Exilés, réfugiés, immigrés, tels sont de plus en plus nombreux les habitants de la Terre, et de plus en plus nombreux arrivants au Québec, au Canada.
Exil aussi, parce qu’on est socialement différent, inconforme, incompris, exigeant, en quête d’amour mais aussi en doute, en quête de plaisir mais aussi de liberté, telle les personnages de Ulysse de James Joyce, un roman mythique, un texte si dense, si exigeant que Margie Gillis n’a pas hésité à emprunter avec succès et respect, pour en faire lire des extraits par de grands acteurs (Alex Bergeron, Gaëtan Leboeuf, Emmanuel Schwartz, Anne-Marie Cadieux) et en faire exprimer la force et la profondeur par les corps de ses interprètes. Nommons-les, justement : Chelsea Bonosky, Geneviève Boulet, Rachelle Bourget, Alexandra Caron, Isabel Cruz, Marc Daigle, Caitlin Griffin, Tessa Rae Kuz, Ruth Naomi Levin, Hoor Malas, Jason Martin, Lucy M. May, Annmaria Mazzini, Erin O’Loughlin, Alisia Pobega, Jerome Zerges. Et Margie Gillis.
Car finalement, face à l’exil, quoi d’autre que le corps ? Le corps, notre corps, c’est bien tout ce qu’on a, où qu’on aille, où qu’on se perde, où qu’on se fourvoie, où qu’on se découvre et qu’on s’illumine. De l’apparition du corps à la naissance à la disparition dans la mort, l’humain a-t-il une autre maison que celle-là, la sienne, sa vraie maison de chair, de sang, de battements, de chutes et de retrouvailles. De mouvement.
Comme dans le poème de Du Bellay, Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage … et peut compter toujours sur son corps en mouvement. Encore et toujours en mouvement, Margie Gillis, et pour longtemps encore, espérons…
Aline Apostolska
13 février 2024